La Cigogne Noire dans le Steinhart : un refuge forestier
Espèce rare, emblématique et farouche, la cigogne noire a discrètement fait son retour en France au début des années 1970. Depuis, elle reconquiert peu à peu les grands massifs forestiers, notamment dans le Grand Est, où deux tiers de ses nids sont aujourd’hui situés en forêt publique. Là, les naturalistes de l’Office national des forêts (ONF) veillent à garantir la quiétude essentielle à sa reproduction.
Classée "vulnérable" et inscrite sur la liste rouge de la directive française des oiseaux, la cigogne noire vit à l’abri des regards, bien loin de l’image populaire de sa cousine blanche perchée sur les toits des villages. Elle niche au cœur des forêts profondes, toujours à proximité de marais, de rivières ou de prairies humides, dans un isolement quasi monacal.
Avec son plumage noir irisé et son allure élancée, cet échassier migrateur revient en France à la fin de l’hiver, dès la fin février. Il repart début octobre vers ses quartiers d’hiver situés au sud du Sahara… du moins habituellement. Car, ces dernières années, le réchauffement climatique a commencé à modifier ses habitudes migratoires, certaines cigognes choisissant de rester en Europe lorsque les hivers sont doux.
Cigogne noire dans le Steinhart - Photo A. Amann
La protection et surveillance discrète autour de la Cigogne Noire
Pour assurer la protection de la cigogne noire, chaque département français dispose d’un référent ONF spécialement dédié à l’espèce. Ce dernier centralise les données recueillies par les forestiers, permettant ainsi un suivi précis et coordonné sur l’ensemble du territoire national.
Rappelons que la cigogne noire est classée “vulnérable” et figure sur la liste rouge de la directive française des oiseaux, ce qui implique une attention toute particulière à sa préservation.
En comparaison directe, la cigogne blanche affiche en 2025 une population mondiale estimée à environ 330000 couples, soit plus de 660000 individus. La cigogne noire, en revanche, reste bien plus rare, sa population mondiale est estimée entre 24000 et 44000 individus matures.
Cela signifie que la cigogne blanche est environ 15 fois plus nombreuse que la cigogne noire à l’échelle mondiale.
Tandis que la cigogne blanche est aujourd’hui familière dans de nombreuses régions, la cigogne noire reste un oiseau discret, emblématique d’une nature plus préservée et fragile.
La Cigogne noire est d'observation annuelle en Lorraine depuis 1976. Dès 1982, la nidification y a été suspectée, mais la première preuve certaine de reproduction n'a été obtenue qu'en 1992. En 1994, la population lorraine était estimée entre 8 et 11 couples.
On estime entre 70 et 90 le nombre de couples présents en France, avec une forte concentration dans le nord du pays et le Grand Est, où l’espèce trouve les conditions idéales à sa reproduction.
Dans la région du Steinhart, la présence de la cigogne noire a été attestée dès l'été 2020 par Régis, Pierrot et Robert Muller, qui ont observé à plusieurs reprises 3 individus dans leur milieu naturel. Leur temps consacré à les observer ont permis d'écarter toute confusion avec d'autres espèces. Ces témoignages fiables constituent les preuves locales concrètes de l'installation de l'espèce dans un environnement plus ouvert et habité.
Dès 2025, grâce à la collaboration d’un passionné, un nid de cigogne noire a été officiellement recensé dans la région par l’ONF. Cette découverte marque une étape importante dans le suivi de l’espèce à l’échelle locale. Elle a permis la mise en place de mesures de surveillance et de protection autour du site de nidification, afin de garantir la tranquillité nécessaire à la reproduction de cet oiseau.
Les sites de nidification restent volontairement tenus secrets, à la fois par l’Office national des forêts et les associations naturalistes, afin d’éviter tout dérangement humain, qui pourrait compromettre la reproduction de cet oiseau sensible.
Reconnaître la cigogne noire
À première vue, la cigogne noire peut rappeler sa cousine blanche, bien connue du grand public. Pourtant, elle s’en distingue nettement par sa silhouette légèrement plus petite, mais surtout par son plumage sombre et élégant. Son bec et ses pattes, d’un rouge vermillon vif, contrastent avec le noir profond et irisé de ses ailes, rehaussé de reflets aux teintes arc-en-ciel, et le blanc éclatant de son ventre. Un contraste saisissant qui en fait l’un des échassiers les plus élégants d’Europe.
Chez les jeunes cigogneaux, le plumage noir caractéristique n’apparaît que progressivement. À la naissance, ils sont entièrement recouverts d’un duvet blanc, qui commence à laisser place aux premières plumes sombres vers l’âge de 20 jours. Il faudra cependant attendre environ 50 jours pour que le duvet ait presque entièrement disparu, et 2 ans avant que le bec, les pattes et le plumage n’arborent leurs couleurs définitives.
La pousse des plumes noires chez les jeunes cigognes constitue un précieux indicateur pour les spécialistes, leur permettant d’estimer l’âge des oisillons à quelques jours près.
Cigogne noire et cigogne blanche : deux modes de vie opposés
On ne verra jamais ces deux reines des zones humides partager le même toit (ou plutôt, le même arbre).
D’un côté, la cigogne blanche, grande adepte du paraître, trône fièrement sur les toits, les cheminées et les clochers, cultivant au passage une popularité bien ancrée dans l’imaginaire collectif. Sociable, bruyante, elle affectionne la vie en colonie et ne craint pas la présence humaine.
La cigogne noire, joue quant à elle une toute autre partition. Aussi discrète que l’autre est démonstrative, elle fuit les regards et choisit le silence des forêts profondes pour élever sa progéniture, dans un isolement quasi monacal. Aucun clocher ni maison pour nid : elle préfère le houppier d’un grand chêne, avec une solide branche latérale comme base pour y construire un nid à sa mesure.
Elle construit son nid sur une charpentière latérale solide, à l’abri des regards, loin de toute activité humaine. Il peut peser jusqu’à 40 kilos, constitué d’environ 600 branchages et de mousse, patiemment assemblés et retapés chaque printemps par le couple. Le choix de l’arbre est crucial : il doit non seulement supporter le poids du nid, mais aussi offrir une ouverture suffisante pour permettre l’envol de ces grands oiseaux, dont l’envergure peut atteindre deux mètres. Un véritable travail d’orfèvre, dicté par les exigences naturelles de l’espèce.
Enfin, contrairement à leur cousine citadine bruyante et démonstrative, le mâle et la femelle cigogne noire restent discrets lors des parades nuptiales. Pas de claquements retentissants ici, juste quelques timides claquements de bec, témoins sobres de leur union.
Photo © Giada Connestari - ONF
Pourquoi baguer les jeunes cigonaux ?
Afin de comprendre pourquoi le taux de mortalité des jeunes cigogneaux augmente malgré la mise en place d’une gestion durable, le réseau avifaune assure un suivi attentif de l’espèce, notamment grâce à la pose de minuscules balises sur les oisillons.
Ces opérations délicates sont menées par des bagueurs spécialisés, membres du réseau et formés spécifiquement à cet exercice exigeant. Leur compétence est validée chaque année par le Centre de recherche sur la biologie des populations d’oiseaux (CRBPO), antenne du Muséum national d’Histoire naturelle, garantissant ainsi la sécurité et le bien-être des jeunes oiseaux manipulés.
La bague posée autour de la patte de l’oisillon est équipée d’une balise GPS solaire, capable de transmettre en temps réel les déplacements et comportements de l’oiseau tout au long de sa vie. Ce dispositif, financé par un programme scientifique européen dédié aux espèces rares, permet de collecter une foule d’informations précieuses : trajectoires migratoires, durée de vie, fidélité des couples, activité autour du nid, et causes de mortalité.
En cas d’arrêt soudain de la balise, les équipes de l’ONF ou leurs partenaires peuvent intervenir rapidement pour localiser l’oiseau et tenter d’identifier les raisons de sa disparition. Un travail de précision, indispensable pour améliorer les connaissances sur cette espèce aussi discrète qu’exigeante.
Source ONF LPO
Source ONF LPO
Le risque pour les cigogneaux dans leur nid
Le jeune cigogneau, âgé d’à peine 25 jours, peut déjà être bagué. Mais à cet âge, ses parents quittent régulièrement le nid pour chercher de la nourriture, le laissant vulnérable. Il peut alors devenir une proie facile, notamment pour la martre ou le raton laveur, une espèce invasive qui commence à causer des problèmes localement.
Par ailleurs, une tempête estivale peut s’avérer fatale pour un si jeune oiseau, incapable encore de se réchauffer seul. Son duvet, normalement un excellent isolant, perd en effet toute efficacité lorsqu’il est trempé.
L’alimentation, un facteur clé dans le choix de leur habitat
La cigogne noire recherche principalement batraciens, sangsues et autres insectes qui abondent dans les mares, ruisseaux et flaques forestières. Son plumage sombre lui offre un mimétisme parfait sous les ramées, assurant une parfaite homochromie avec son environnement. Dans le Steinhart, la cigogne noire a su s’adapter à un environnement plus peuplé et plus hétérogène que les forêts profondes de l’Est de la France. Elle fréquente désormais des zones où les ruisseaux, redevenus plus propres grâce aux efforts de restauration et préservation écologique, offrent une abondance de ressources alimentaires.
Ces cours d’eau regorgent de petits insectes aquatiques, de crustacés, de gammares et autres invertébrés. Ces proies nourrissent à leur tour de petits poissons comme le “schnoutzkeep” (= chabot en Platt) un poisson qu’elle apprécie fortement, maillon essentiel de cette chaîne alimentaire vertueuse. La cigogne noire, opportuniste et patiente, capture ces poissons en arpentant les berges ombragées, mais se nourrit aussi de batraciens, micromammifères, serpents ou sangsues selon les opportunités.
Cependant, la disponibilité alimentaire reste dépendante des conditions climatiques. La présence d’une source d’eau proche du nid est donc essentielle. En période sèche, la reproduction des amphibiens et batraciens est compromise, réduisant l’abondance de nourriture et menaçant la survie des poussins.
Par ailleurs, une corrélation a été observée entre la malnutrition des cigogneaux et la présence de parasites, soulignant ainsi l’importance d’une surveillance conjointe de la biodiversité et de la santé des forêts.
Les cigognes noires que l’on peut parfois observer perchées sur des poteaux électriques sont dans la majorité des cas des juvéniles. - Cigogne noire dans le Steinhart - Photo J.P. Wernet
Contrairement à l’image d’un oiseau farouche cantonné aux forêts denses, elle montre ici une certaine capacité de socialisation, notamment lorsque les ressources alimentaires sont abondantes. La proximité de zones humides et la richesse trophique de ces milieux deviennent alors des critères déterminants dans le choix de son site de nidification.
Comment distinguer la femelle du mâle ?
Les deux sexes affichent un plumage identique, sans doute l’un des plus élégants de la grande famille des échassiers. Une différence subtile se trouve dans la taille du tarse (une partie des pattes) ainsi que du bec, qui sont légèrement plus grands chez le mâle.
Ces mesures précises, notamment celle du tarse des oisillons, sont prises dans le cadre du suivi de l’espèce. Elles permettent d’établir des liens entre sexe, taille et dimensions des oiseaux.
Grâce à ces données collectées sur plusieurs années, la compréhension de la cigogne noire s’améliore, contribuant ainsi à sa protection optimale.
La Cigogne noire et l’Homme
La cigogne noire est craintive et sensible à la présence humaine : sa distance de fuite atteint en temps normal environ 300 mètres. Mais, comme expliqué plus haut, si elle trouve un environnement suffisamment attractif sur le plan de la nourriture, elle s’adapte à des situations plus ouvertes, dans des lieux fréquentés par l’Homme, et moins strictement forestières… à condition que les habitants la protègent et n’empiètent pas sur son territoire. Elle est, à bien des égards, à l’image des habitants du Steinhart : discrète et rare. À l’instar de la cigogne blanche, elle incarne une forme de noblesse sauvage qu’il nous appartient de préserver.
Il est important de faire remonter à la coordination nationale ONF-LPO Cigogne noire tous les cas de mortalité connus chez cette espèce. Cela permet à la LPO, notamment lorsqu'il s'agit de cas de collision ou d'électrocution, de se rapprocher de RTE ou d’ERDF, en particulier dans le cadre du Comité National Avifaune et de ses déclinaisons locales pour neutraliser les points noirs connus.
Une anecdote de Jean-Jacques, forestier engagé pour la cigogne noire et responsable d’une unité territoriale ONF à Auberive
Il suit la cigogne noire depuis le début des années 1990. Spécialiste de l’espèce, il coordonne à la fois le suivi des populations et la mise en place de mesures concrètes de protection des nids. Avec son équipe de forestiers, il gère depuis 1998 un site de capture permettant l’équipement des oiseaux avec des balises Argos : une quinzaine de cigognes ont ainsi pu être suivies dans leurs déplacements.
“En 1999, avec Gérard JADOUL, nous avons capturé à Auberive une cigogne qui a été marquée avec la bague JJ. Elle était adulte, c’est-à-dire âgée d’au moins 3 ans à l’époque. Cet oiseau a été revu nicheur presque tous les ans depuis cette date en Côte-d’Or. Au printemps 2016, le nid fréquenté n’est pas réoccupé, JJ n’est pas revue. En juin, mon fils Régis voit dans le nord de la Côte-d’Or une cigogne plonger dans un massif forestier, il indique la position à Paul BROSSAULT. Peu après, JJ est observée au nid et élève 4 poussins. Elle est âgée d’au moins 21 ans…”
Le saut vers l’inconnu
Après un mois de couvaison au cœur de la futaie, les parents nourrissent leurs 4 à 5 petits en régurgitant la nourriture directement sur l’aire. Pendant les 2 mois que dure la croissance des oisillons, l’un des adultes reste toujours à leur côté pour veiller sur eux.
En août, les jeunes quittent le nid et explorent les alentours avant de s’élancer dans leur tout premier voyage migratoire. Un périple semé d’embûches, puisque seulement 30% d’entre eux dépassent les deux ans.
Les naturalistes constatent que 50% des cigogneaux ne survivent pas à leur première année, car une fois sortis du nid, ils doivent apprendre à se débrouiller seuls.
Source ONF LPO
En légère expansion grâce aux actions de protection
Dans le milieu du siècle dernier, l'espèce était surtout présente dans les pays d'Europe centrale où elle s'était réfugiée en raison du morcellement de la couverture forestière et de l'exploitation sylvicole en monoculture à l'ouest du Vieux Continent.
Mais grâce à la protection légale, cette cigogne noire montre de réelles velléités d'expansion dans les secteurs à forte densité boisée de notre pays. Dans le Grand Est où une 40e de couples ont été recensés, l'oiseau est en partie à l'origine de la création du Parc national des forêts en région Bourgogne car l'endroit abrite une demi-douzaine de nids.
Afin de respecter au maximum le bien-être et la reproduction des cigognes les naturalistes s'assurent que toute exploitation en forêt soit interdite sur un périmètre de 300 mètres entourant de part et d'autre le nid pendant toute la période de nidification. Cette phase, qui débute le 1er mars et se termine le 15 juillet, peut être prolongée jusqu'au 15 août si les oiseaux n'ont pas encore quitté le nid. Un arbre porteur de nid ne peut être exploité car d'autres oiseaux peuvent s'y installer. La parcelle est également placée en îlot de vieillissement afin d'assurer la quiétude de l'oiseau.
Les sites de reproduction sont tenus secrets par l'Office national des forêts et les associations naturalistes pour parer à toute forme de dérangement. C'est ainsi que l'ONF parvient à concilier la préservation de la biodiversité et l'exploitation forestière à l'échelle d'un massif.
Couple de Cigognes noire dans le Steinhart - Photo J.P. Wernet
Le Steinhart, un havre de paix pour la cigogne noire
La présence de forêts denses, d’abondantes sources d’eau et de vieux bois constitue sans doute l’ensemble des conditions idéales qui poussent cet oiseau rare à y établir son nid. C’est probablement grâce à tous ces atouts favorables à la biodiversité que la région du Steinhart accueille aujourd’hui plusieurs couples de cigognes noires.
Un signe évident que ce territoire est un véritable refuge où la cigogne noire trouve un environnement propice à sa survie et à son épanouissement.