Ce que la disparition des betteraves révèle sur nos campagnes
Dans la région du Steinhart, la betterave appartient aujourd’hui à ces plantes rurales que l’on peine désormais à apercevoir en plein champ. Longtemps omniprésente dans le paysage agricole, elle n’est plus que l’ombre de ce qu’elle représentait pour les générations qui nous ont précédés.
Betterave fourragère racine jaune - Photo betterave-fourragere.org
Une plante pour une multitude de noms
D’un village à l’autre, la betterave change de nom, reflétant la richesse linguistique et culturelle de notre régions, et régions voisines. Une simple consultation du Wörterbuchnetz* suffit à constater la diversité des termes utilisés : Rüeb(e), Ruewe, Rìewe (avec ses variantes comme Dìckrìewe ou Zùckerrìewe), mais aussi Ru(o)mmel, Rüwwel ou encore Dorlìps.
Cette mosaïque lexicale témoigne d’un savoir rural profondément ancré, mais aujourd’hui menacé au même titre que la culture elle-même.
*Le Wörterbuchnetz est une plateforme en ligne allemande qui rassemble des dictionnaires historiques et dialectaux. Elle permet de consulter l’origine et les variantes régionales des mots.
Pilier d’une autarcie oubliée
Jusqu’au milieu du XXᵉ siècle, la betterave fourragère constituait une ressource essentielle dans les fermes familiales.
Elle représentait, pour les animaux d’élevage, l’un des principaux apports en vitamines et oligo-éléments durant l’hiver. Dans un mode de vie presque autarcique, où l’on produisait sur place l’ensemble de ce qui nourrissait hommes et bêtes, elle était indispensable.
Betterave utilisée pour la Rommelbootzennaat. Photo N. Becker
Au-delà de sa valeur agricole, la betterave occupait aussi une place symbolique dans les traditions rurales.
En Moselle, Alsace, Lorraine, mais aussi Bretagne, elle était au cœur de la coutume de Rommelbootzennaat (la nuit des betteraves)… notre Halloween d’origine, bien avant l’influence américaine.
On y creusait des betteraves pour en faire des lanternes.
Dans le Steinhart les ouvriers-paysans, qui élevaient souvent un seul wutz (cochon) complétaient sa ration avec des citrouilles. C’est ainsi qu’ils prirent l’habitude de sculpter ces grosses courges, vidées de leurs graines, pour en faire des lanternes qui faisaient frissonner petits et grands à la tombée de la nuit. Les paysans, eux, utilisaient les plus belles betteraves fourragères (celles normalement destinées au bétail) qu’ils creusaient avec soin avant d’y glisser une bougie.
Dans l’esprit de solidarité qui imprégnait encore le monde rural, ils partageaient souvent quelques-unes de ces betteraves avec les voisins qui n’en possédaient pas, perpétuant ainsi une coutume commune tout en respectant les réalités de chacun.
Beaucoup se souviennent encore de ces soirs où, le 31 octobre, l’on sculptait une tête grimaçante dans une betterave ou une citrouille, qu’on éclairait d’une bougie pour guider les âmes des défunts. Une pratique ancestrale héritée de la Samain celte, fête du passage entre saison claire et saison sombre, moment suspendu “hors du temps”. On éteignait alors tous les feux de la maison pour ne laisser qu’une veilleuse, un signal adressé aux morts pour retrouver leur famille.
Mais la modernisation et l’industrialisation de l’agriculture ont eu raison de son utilité traditionnelle. Aujourd’hui, cette variété jugée “non rentable” a peu à peu disparu des rotations agricoles.
Elle a été remplacée à grande échelle par la betterave sucrière qui domine largement les cultures. Devenue incontournable en Europe, elle alimente l’essentiel de la production de sucre du continent (à la différence de la grande majorité du reste du monde, où près de 80% du sucre est obtenu à partir de la canne à sucre).
Les différences avec la betterave sucrière :
La betterave sucrière possède des racines blanches qui sont très enterrées. La teneur en sucre est plus élevée que pour les betteraves fourragères. Entre 15 et 21% de sucre qui sont principalement solubles (saccharose).
La betterave fourragère possède des racines blanche, rose, jaune, rouge ou orange et elles sont plus ou moins enterrées.
En fonction des variétés, la racine peut être ronde, ovale, conique... Entre 5 à 10% de sucre soluble et plus de cellulose et hémi-cellulose que la betterave sucrière.
Dans 100 grammes de betterave sucrière, on retrouve :
75% d’eau environ
de 15 à 21% de sucre ou saccharose
4 à 5% de pulpe
2 à 3% d’éléments non sucrés
Cette spécialisation agricole a transformé le paysage rural et l’économie des régions productrices. Mais elle a aussi entraîné son lot de controverses.
Il existe 3 grandes familles de betteraves : la betterave potagère, la betterave sucrière et la betterave fourragère.
Une culture au cœur des polémiques environnementales
La betterave sucrière se retrouve aujourd’hui au centre d’importants débats liés à l’usage de pesticides, en particulier les insecticides néonicotinoïdes*. Accusés de nuire gravement aux populations d’hyménoptères (notamment les abeilles) et d’appauvrir les sols, ces produits ont soulevé de vives inquiétudes parmi les apiculteurs, les écologistes et une partie du monde agricole lui-même.
*Les insecticides néonicotinoïdes sont des pesticides dérivés de la nicotine. Très efficaces, ils pénètrent dans toute la plante et tuent les insectes qui la consomment. Mais ils sont aussi accusés d’être dangereux pour les abeilles et autres pollinisateurs : même à faible dose, ils peuvent les désorienter, affaiblir les colonies et contaminer durablement les sols. C’est pourquoi plusieurs de ces produits sont aujourd’hui interdits en Europe.
Article de pollinis.org
Depuis 2023, les dérogations permettant d’utiliser des semences de betteraves enrobées de néonicotinoïdes ont officiellement pris fin : elles étaient accordées depuis 2021, suite à un décret autorisant l’enrobage des semences pour lutter contre la jaunisse de la betterave à sucre qui, dans certaines conditions extrêmes, peuvent provoquer des pertes de récoltes importantes. Mais la Cour de justice de l’Union européenne, en janvier 2023, a refusé toute nouvelle dérogation. Le gouvernement français a alors acté qu’il ne délivrerait pas d’autorisation pour la campagne 2023.
Face à cette impasse, une tentative de réintroduction a vu le jour avec la Loi Duplomb, adoptée début juillet 2025, qui entendait autoriser de nouveau l’acétamipride, un néonicotinoïde controversé. Cependant, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 7 août 2025, a censuré l’article le plus clivant : il a jugé que la mesure violait la Charte de l’environnement, car elle ne garantissait pas suffisamment le droit constitutionnel à un “environnement équilibré et respectueux de la santé”.
En revanche, le reste de la loi a été validé, et le texte final a été promulgué le 12 août 2025, sans la réintroduction du pesticide.
Si certaines dérogations ont été accordées ou discutées au fil des années, la question reste extrêmement sensible, révélatrice d’un dilemme plus large : comment concilier rendement économique, sécurité alimentaire et préservation de la biodiversité ?