La nuit des betteraves tuée par Halloween
Nous souhaitons démarquer Halloween en rappelant son origine : Rommelbootzennaat “la nuit des betteraves”, telle qu’elle était encore perpétuée il y a quelques décennies notamment en Moselle, en Alsace, en Lorraine, et aussi en Bretagne, dans le respect de son esprit d’origine. Si les betteraves étaient au cœur de cette coutume dans les milieux agricoles, il ne faut pas pour autant oublier les citrouilles.
Dans le Steinhart, nos parents et grands-parents élevaient souvent un ou deux cochons pour la consommation familiale, et dans ces foyers ouvriers-paysans, les betteraves étaient rares. Les citrouilles les remplaçaient alors naturellement. En réalité, les betteraves étaient celles des paysans "au sens pur", les citrouilles, celles des ouvriers-paysans.
Deux mondes ruraux, deux traditions, un même héritage.
Photo MOSL.
Faites appel à vos souvenirs. Avez-vous creusé une betterave ou une citrouille pour en faire une "tête de mort" éclairée d’une bougie placée à l’intérieur, pour la nuit du 31 octobre au 1er novembre ?
Avec un petit voisin nous faisions les choses sereinement, autorisés à nous rendre dans une parcelle de cultures fourragères pour y prélever chacun un exemplaire de beau calibre, sans que l’agriculteur ne nous accuse de vol. Les bougies et les allumettes étaient fournies avec leur mode d’emploi, autrement dit avec toutes les recommandations.
Le but était d’envoyer un signal à nos chers défunts à la veille de la Toussaint suivie du Jour des Trépassés, deux fêtes en une dont les racines remontent à l’époque des Celtes anciens. Les moines irlandais qui ont mis par écrit les coutumes celtiques, à partir du VIIIe siècle, ont précisé que le jour de Samain est (selon notre calendrier moderne) le 1er novembre. La fête elle-même durait en fait une semaine pleine, trois jours avant, et trois jours après.
Pour les Celtes, cette période était une parenthèse dans l’année : elle n’appartenait ni à celle qui s’achevait ni à celle qui allait commencer ; c’était une durée autonome, hors du temps, “un intervalle de non-temps” (Claude Sterckx, Mythologie du monde celte, Paris, Marabout, 2009). C’est le passage de la saison claire à la saison sombre, qui marque une rupture dans la vie quotidienne : la fin des conquêtes et des rafles pour les guerriers et la fin des travaux agraires pour les agriculteurs-éleveurs, par exemple.
Quarante jours après l’équinoxe d’automne, cette fête marquait bien “le véritable instant du début du cycle végétal et de la nouvelle année” souligne le journaliste breton Philippe Argouarch. Le 31 octobre, on célébrait l’année défunte et, par extension, on célébrait les morts de la famille et du clan.
Symboliquement, tous les feux étaient éteints. “On mettait juste une veilleuse pour indiquer aux morts comment retrouver leurs familles. A cette période de l’année nos ancêtres croyaient la rencontre des deux mondes possible” note encore Philippe Argouarch, qui précise que la tradition de la bougie a survécu en Bretagne ‒ tout comme en Lorraine ‒ avec des betteraves.
L’impératif commercial
Avec la mondialisation culturelle et l’importation massive d’Halloween à l’américaine, cette tradition s’est peu à peu effacée. La betterave a cédé sa place à la citrouille orange, les bougies apaisantes ont été remplacées par des décorations criardes, et le recueillement par les défilés costumés. Pour ceux qui ont connu la “nuit des betteraves”, ce changement marque une perte de sens.
Il est très compliqué pour nous de voir un lien entre les croyances celtiques, un ensemble de rites qui formaient une religion, et la mascarade d’Halloween qui entend perpétuer les rites druidiques supplantés par la Toussaint dans toute la chrétienté au VIIIe siècle par le pape Grégoire III pour en finir avec les fêtes païennes.
Quel rapport, en effet, entre le sens primitif de la fête du 1er novembre et les cortèges d’enfants déguisés, souvent dans l’intention de se faire peur et qui menacent en sonnant chez vous : “Des bonbons ou nous vous jetons un sort” ? Drolatique. Mais parfois affligeant, lorsque le geste prend la forme d’une mendicité au porte-à-porte : “Un euro pour manger, s'il vous plaît”, avec un accent ethnico-culturel bien marqué. Mais il est probable que ce phénomène ne soit pas aussi caricaturalement répandu qu’on s’est complu à me le répéter. Signe, tout de même, d’une exaspération là où les incivilités et le ras-le-bol gagnent du terrain.
Sur la frontière franco-allemande, une mine-image dévoile son programme : “Venez déguisés, en famille ou avec vos amis, nous rejoindre nombreux dans l’univers obscur des galeries qui cette nuit-là seront hantées par des fantômes et habitées par des créatures monstrueuses et effrayantes. Araignées, cafards, serpents et autres créatures répugnantes. Frissons garantis, âmes sensibles s’abstenir”.
Dans le commerce, les étals ne sont pas en reste. Ce sont les circonstances qui déterminent l’offre. Les mêmes seront envahis par les pétards et cotillons pour la Saint-Sylvestre. En attendant, les affiches aux citrouilles grimaçantes fleurissent, avec leur typographie dégoulinante à la manière d’un film d’horreur. On est loin des préoccupations métaphysiques de nos ancêtres. Nous trouvons l’opinion d’une indulgence incroyable vis-à-vis de cette mascarade. Si vous ne l’êtes pas, vous n’êtes pas à la mode.
En Russie, la fête d’Halloween a été interdite. D’après l'agence Reuters, les autorités civiles de Moscou ont demandé aux enfants et à leur parents de ne pas célébrer Halloween car “ce serait dangereux pour la santé psychologique et pas en accord avec les buts de l'éducation”. L’Église orthodoxe a approuvé.
Aujourd’hui, évoquer la nuit des betteraves, c’est raviver une mémoire locale, rurale, enracinée dans des traditions ancestrales et spirituelles. C’est aussi une manière de s’interroger sur le sens des fêtes que nous transmettons aux enfants, entre culture populaire, respect des origines, et envahissement mercantile.
Texte par Sylvain Post, journaliste honoraire & auteur - Mis à jour par l’association Steinhart Terre d’Origines.